Et si je vous présentais ma famille ? Après tout c’est elle, le sujet de « Pain au pavot de Varsovie ».
Tout d’abord, précisons que je ne donne aucun patronyme. Ce choix me permet de préserver l’anonymat de mes proches car le nom de famille de mon grand-père est unique.
Jusqu’au 18e siècle, les Juifs ashkénazes ne portaient pas de patronyme. Faisons comme si c’était encore le cas au moment où mon récit commence.
Pour faire connaissance avec chacun, c’est tout simple : il vous suffit de cliquer sur son nom et le « tiroir » s’ouvrira…
Mon grand-père Moszek
A tout Mensch, tout honneur : il est le héros de « Pain au pavot ». C’est lui, en tant que chef de famille, qui prend la décision de quitter Varsovie quand les Allemands envahissent la ville. Il part en éclaireur à Bialystok puis revient chercher les siens. Une décision qui les sauvera.
Mon grand-père est né en 1910 à Varsovie. Sans surprise pour un ashkénaze de sa génération, il est tailleur. Je ne l’ai pas connu pratiquant mais il a fréquenté le heder, l’école religieuse pour enfants, alors que des alternatives laïques existaient. Dans cette ville de forte politisation juive, mon grand-père a choisi le Bund, parti socialiste juif né à la fin du 19e siècle.
Quand, étant enfant, je venais lui rendre visite avec ma mère, je le voyais souvent replier un journal yiddish avant de se lever pour venir nous embrasser. Il s’agissait de la « Naïe Presse », quotidien progressiste né à Paris en 1934 ; ou d’« Unser Vort ». Des journaux qu’il se procurait tout naturellement (cela me paraît incroyable, et l’est d’ailleurs devenu) à son kiosque de l’avenue de la République à Paris.
Il n’a que dix ou onze ans lorsqu’il fait la connaissance d’une petite fille de son âge avec qui il partage son goûter. C’est du moins ainsi qu’il raconte l’histoire de sa rencontre avec ma grand-mère Léa.
• Son père Avraham
Avraham travaille dans la confection. C’est tout ce que je sais : ma famille ne m’a jamais parlé de lui. Je peux imaginer que les circonstances de sa disparition, que j’évoquerai le moment venu, ont joué un rôle dans cette mise hors champ du souvenir.
Ma mère garde tout de même quelques caractéristiques en mémoire – décrites non par mon grand-père (son fils), mais par ma grand-mère. C’était un homme de petite taille et gentil. Habile de ses mains, il a fabriqué lui-même un jouet en bois pour son petit-fils Samuel.
• Sa mère Justina
C’est la mère de mon grand-père. Je sais très peu de chose d’elle – rien concernant la période qui précède la guerre. Ma mère m’a raconté que, au plus fort des privations, elle était incapable de résister à la faim et avalait parfois tout le pain destiné à être partagé. A Paris, elle occupe un petit appartement de la rue Dénoyez dans le quartier de Belleville, cette rue aujourd’hui célèbre pour ses graphes époustouflants.
J’ai demandé à ma mère Rachela de me parler de Justina. En réponse, elle m’a lu un petit texte qu’elle a rédigé lors d’un atelier d’écriture.
Enfant, j’aimais prêter de l’argent à ma grand-mère, qui, elle aussi, aimait m’en emprunter.
C’était entre nous un jeu et une complicité, la seule à vrai dire.
Ma grand-mère ne parlait pas le français et moi, je ne savais pas compter en yiddish au-delà du chiffre 10. Le jeu était le suivant.
Ma grand-mère tardait à me rembourser une somme qu’elle m’avait empruntée. Il s’agissait d’un « salaire » tout à fait symbolique mais, pour moi, important, car le seul que je possédais et que j’avais « gagné » en aidant mes parents à de petits travaux de couture, puisqu’ils étaient tailleurs. Je l’abordais en lui disant : « Grand-mère, vous me devez de l’argent ! Vous avez oublié ? » Elle me répondait alors : « Combien je te dois ? »
Moi, ne sachant pas compter en yiddish au-delà de 10, je lui répondais en montrant mes doigts : un 2 et un 0. Evidemment, le jeu différait selon la somme empruntée !
La scène se passait dans l’atelier de mes parents à un moment où tout le monde était présent (mon mère, ma mère, un ouvrier et ma grand-mère) et ils éclataient tous de rire. Ma grand-mère était ravie et prenait un air sérieux en ouvrant son porte-monnaie. Et moi aussi je riais finalement !
Ma grand-mère Lonia
Elle est née en 1911.
Je ne l’ai pas connue. Non en raison de la guerre, à laquelle elle a réchappé, mais parce qu’elle est décédée quelques mois avant ma naissance. De ce fait, elle a acquis à mes yeux un statut mythique. C’est son prénom que j’emprunte pour mon pseudonyme de ce blog. On me l’a toujours décrite drôle, chaleureuse, fédératrice. Pour une raison que j’ignore, en 1939, elle vit avec mon grand-père chez ses parents.
Je ne sais pas à quelle date mes grands-parents se sont mariés. Je ne désespère pas de mettre la main sur les documents susceptibles de me l’apprendre. Quand la guerre éclate, ils sont déjà mari et femme et ont même un premier enfant, Samuel. Ils se remarieront à Paris, et cette fois je connais la date au jour près : le 12 janvier 1954.
Mes grands-parents ont fait partie d’une chorale à Varsovie, sans doute au sein d’une association juive. Le chant et la chorale ont toujours joué un rôle très important dans ma famille, jusqu’à aujourd’hui.
Mon grand-oncle Kuba
Je l’ai toujours entendu appeler ainsi et il m’a fallu longtemps pour saisir que ce n’était pas un prénom, mais le diminutif de « Jakob ». Frère cadet de mon grand-père, il n’a que 14 ou 15 ans quand la guerre éclate. L’écart d’âge entre eux – mon grand-père a alors la trentaine – m’a toujours frappée. Je n’en ai eu l’explication que récemment. Un autre frère, dont j’ignore le prénom, s’était « intercalé » entre eux. Il a été emporté par une méningite avant les événements que je relate.
Quel genre d’adolescents et de jeunes gens étaient mon grand-père et lui à cette époque ? Quand je les ai connus, le contraste de leur caractère et de leurs manières était saisissant. Mon grand-oncle : fortuné, rayonnant, plein l’aisance. Mon grand-père : embarrassé dans ses gestes, un peu brusque, d’un seul tenant.
Mon oncle Samuel
Il est le fils de mes grands-parents, mon oncle donc. Quand il quitte Varsovie, il n’a que trois ans. Concernant cette période de sa vie, j’ai peu à dire. Je ne lui ai pas posé de question sur les souvenirs qu’il pouvait en avoir. Cela n’a certainement pas été une période facile mais on croirait que le mot « résilience » a été inventé pour lui. Il est l’optimiste solaire auprès duquel nous avions tous envie de nous réchauffer. Les séder à la liturgie fantaisiste auxquels ma tante et lui nous conviaient restent parmi mes meilleurs souvenirs de fêtes de famille.
Etel Soura et Fichel
Ce sont les parents de ma grand-mère. Pour une raison que j’ignore, ils refusent de quitter Varsovie avec ma grand-mère, leur fille.
La seule information que je possède à leur sujet, c’est leur lieu de résidence, la rue Dzika, dans le quartier juif de Varsovie. Une typique yiddishe gas. Alfred Döblin l’évoque dans « Voyage en Pologne » (1924), dans les pages consacrées à la Varsovie juive. « Tapissiers, boulangers, bouchers, magasins de frivolités. Un libraire ambulant avec des publications en yiddish. » Avant lui, la grande poétesse juive Kadia Molodowsky en a fait le titre d’un recueil de poèmes paru en 1883.
Dans une candide tentative pour retrouver la trace de leur lieu de résidence, je me suis rendue à Varsovie et j’ai parcouru la rue Dzika. Mais le numéro où ils vivaient n’existe plus. Je n’ai pas tardé à déboucher sur un vaste centre commercial semblant me narguer par sa pimpante indifférente.
Manye (et sa fille) et Tseche
Manye et Tseche sont des sœurs de ma grand-mère. Manye est l’aînée de la fratrie. Au moment des événements, elle est mariée, et relativement fortunée. Grâce à cette photo annotée au dos, je connais la date où elle a été prise, mais aussi le nom de son mari : Kajrman ou Kajman. Ils ont une petite fille qui porte des lunettes et joue du piano – autre signe d’aisance. D’après ma grand-mère, ma mère lui aurait ressemblé. De Tseche, je ne sais rien.
Ma grand-tante Edge
C’est une des sœurs de ma grand-mère. À la fin des années 1920, elle a quitté la Pologne pour rejoindre une amies installée à Paris, rue du Faubourg-Saint-Denis. Au seuil de la guerre, c’est non pas l’errance qui l’attend, mais les angoisses de l’Occupation, des rafles et des dénonciations massives.
Une grand-tante oubliée
J’ignore jusqu’à son prénom. Je sais seulement qu’en 1939, elle est installée à Sarrebruck, en Allemagne. Il existerait même encore un frère dont personne ne sait rien. On n’a bien sûr retrouvé la trace d’aucun des deux.
Mon grand-oncle Shmuel
Il a quitté Varsovie pour l’Argentine en 1929. Les informations que j’ai pu réunir à son sujet, je les dois à son petit-fils, aujourd’hui installé au Mexique (merci Facebook, merci Skype !). Ils étaient très proches et Shmuel l’a en partie élevé. D’après Walter, il s’est marié en 1898 et était tuteur à Kutno, à environ 160 kilomètres à l’ouest de Varsovie. C’est à la suite d’une dispute avec son père qu’il a quitté la Pologne avec sa femme.
Après la guerre, ma grand-mère et lui ont entretenu une correspondance quelque temps. Il lui a aussi envoyé de l’argent pour l’aider. Il était un des rares membres de sa famille encore en vie. Pourtant, et cela m’a toujours paru surprenant, et un peu triste, ils n’ont jamais cherché à se voir. Les lettres se sont espacées, puis ont cessé d’être reçues et envoyées.
Ma grand-tante Genia
C’est un itinéraire et des péripéties à mes yeux terribles et passionnants qu’ont connus Genia et ses parents quand leur chemin croise celui de ma famille. Ils mériteraient bien un autre « Pain au pavot ». A l’été 1940, tous sont expédiés par les autorités soviétiques depuis Bialystok dans un Grand Nord hostile et glacial : la république des Komis. Les deux familles y partagent la même baraque et se lient d’une très forte amitié.